mardi 3 octobre 2006

Le tabou violé de la guerre

par Angelo PANEBIANCO
Corriere della Sera du 29 septembre 2006
Traduit de l'italien par Albert CAPINO

Comme beaucoup d’autres par le passé, Adriano Sofri (dans la Repubblica*), a également souhaité polémiquer avec moi sur une question que j’avais choisi de soulever, à la barbe de la courtoisie politique, devant l’opinion publique : la question de l’insuffisance des règles de procédure normales de l’Etat de droit en présence d’un état de guerre.

À la différence des autres, Sofri est une personne de qualité qui mène la polémique sur un ton civil. Mais la civilité du ton ne peut cacher, à mes yeux, la grande faiblesse de son raisonnement.

Je ne m’attendais pas à trouver (et en fait je ne l’ai pas trouvée) beaucoup de sagesse politique chez un Gian Carlo Caselli ou chez Franco Cordero, pour ne citer que deux de mes critiques les plus enflammés. Je m’attendais en revanche à la trouver chez Sofri. Ce n’a pas été le cas.

Sofri dédie quelque chose comme deux cents lignes à discuter d’un pseudo-problème et seulement trois lignes, quasiment en passant (2), à la fin de son très long article, pour parler du vrai problème : l’existence ou non, aujourd’hui, d’un état de guerre (Naturellement Sofri, nie qu’un état de guerre existe).

J’estime que c’est une grave erreur, qu’il ne se rende pas compte que c’est réellement ce point qui crée une dissension entre moi et tous mes critiques, lui compris. La raison devrait être évidente : si aucune guerre n’est en cours, comme le prétend Sofri, rien de ce que j’ai écrit sur l’état d’exception, sur les pouvoirs d’urgence, sur l’inévitable chevauchement de l’Etat de droit et la raison d’Etat, n’a de sens.

S’il n’y a pas de guerre, tout ce que nous devons faire est de renforcer cette institution typique des temps de paix qu’est l’Etat de droit (dont, entre autres, la réalité est souvent très éloignée : l’usage de la prison pour faire parler les gens n’est-il pas de la torture ? L’interception d’un pauvre type pris, sans le savoir, à téléphoner à un suspect, n’est-elle pas une violation de ses droits constitutionnels ? Traiter les avocats de l’accusation comme s’ils étaient des « juges », n’est-ce pas nier l’essence même de l’Etat de droit libéral ?) et , pour le reste, soyons tous heureux !

Mais c’est justement la grande fracture qui divise l’Europe aujourd’hui : celle qui sépare ceux qui nient et ceux qui affirment qu’une guerre sainte contre l’Occident a été déclenchée par l’Islam politique.

Si quelqu’un vous a déclaré la guerre, il n’y a que deux possibilités : se soumettre ou combattre. Il me paraît évident qu’il existe une volonté de reddition dans une vaste partie de l’Europe et rien ne le prouve plus que son obstination à nier, contre toute évidence, qu’une guerre est en cours.

Sur « La Repubblica », les raisons ont été magistralement traitées par Mario Pirani (3) il y a quelques jours. Peut-être Sofri pense que je divague, que je veux éluder le problème de la torture, que « je me retire » comme, selon lui, je l’avais déjà fait sous le feu des critiques. Je ne divague pas et je ne me suis jamais défilé. Au contraire.. Face à la courte vue de celui qui regarde son doigt au lieu de la lune, j’ai répété que la guerre provoque l’urgence de l’état d’exception avec lequel l’Etat de droit doit cohabiter, s’il veut en sauvegarder le noyau essentiel. Ce n’est pas pour me plaire, au contraire, cela me fait horreur, mais je pense décrire les choses telles qu’elles sont.

Tous mes critiques ont sorti de leur contexte mes références à la torture (dans la série : donnez moi une phrase et je pendrai n’importe quel homme). En écrivant aussitôt après la découverte d’un possible attentat contre dix avions (avec plus d’un millier de victimes potentielles) j’avais déclaré : imaginons qu’il apparaisse que plus de mille personnes aient été sauvées grâce à l’extorsion d’aveux par la force sur des conspirateurs. Je disais que la guerre nous met évidemment face à des dilemmes éthiques qui n’existent pas en temps de paix. Singulièrement, aucun de mes critiques n’a déclaré qu’il aurait été content d’apprendre le sauvetage d’un millier de passagers innocents. Ce qui prouve que je ne suis certainement pas le plus cynique et moralement insensible en ville, le plus indifférent à la souffrance humaine. Le tabou que j’ai délibérément violé n’est pas celui que Sofri décrit. Qu’il réfléchisse : il possède les outils culturels et, je crois, l’honnêteté intellectuelle pour le faire. J’ai violé le tabou selon lequel nous vivrions toujours dans un état de paix, avec tout ce que cela comprend.

Pourquoi ceux qui sont tellement intéressés à nier un état de guerre sont-ils si nombreux en Italie ? Une des raisons est que si une guerre a éclaté, il est inévitable que cela pèse également, au-delà de tant d’autres choses, sur l’équilibre du pouvoir entre les différentes institutions de l’Etat, en particulier entre l’ordre judiciaire et le pouvoir exécutif.

Un quelconque changement, aussi minime soit-il, d’un tel équilibre du pouvoir déclenche, sur le plan politique comme dans le débat culturel, une fin du monde.

Dans notre désaccord radical, il y a au moins un point sur lequel Sofri et moi pouvons nous entendre facilement. C’est sur le fait que dans n’importe quelle discussion publique sur les grands événements de l’histoire et de la politique, il y a toujours une façon infaillible d’identifier l’idiot de service : c’est celui qui proclame (en y croyant) que le choix que nous sommes amenés à faire est toujours entre le Bien et le Mal. Mais, pour notre malheur, ce type de choix ne se présente quasiment jamais (les plus pessimistes diront résolument jamais) dans les événements humains. Le choix est plutôt entre le mal et un autre mal, et notre responsabilité d’hommes face à l’Histoire est d’identifier et de choisir le moindre mal.

C’est de cela, et pas d’autre chose, dont je me suis occupé.


Notes:

* quotidien italien de tendance marquée à gauche

(2) en Français dans le texte

(3) La démocratie entre pacificsme et défense. Extrait de la jaquette du livre de Mario Pirani :

Avec la fin de la guerre froide et la chute du mur de Berlin, la configuration concrète et idéale qui a empêché l’exposion de conflits internationaux pendant cinquante ans s’est évanouie. À partir des années 90, nous assistons à l’éclatement de heutrs locaux de grande intensité, avec la réapparition de génocides sur une base ethnique – comme en Yougoslavie ou au Rwanda – dont on croyait qu’ils ne se reproduiraient plus jamais, mais par-dessus tout à l’invasion d’un terrorisme portant la marque de l’islamisme et du et fondamentalisme.

Après l’attentat des tours jumelles de New-York, tragique ligne de partage des eaux dans l’histoire récente de l’humanité, une série d’attaques terroristes de Bali à Casablanca, d’Istambul à Tashkent et aux massacres du 11 mars 2004 à Madrid ont ensanglanté le monde. Le spectre de la guerre, avec ses horreurs et ses atrocités, s’est donc imposé en réapparaissant sur la scène internationale, avec des moments d’une intensité inconnus jusqu’alors, provoquant des mutations profondes dans la politique de défense des Etats, en particulier celle de l’Administration américaine qui, se sentant une cible privilégiée des terroristes, a choisi la voie de l’intervention unilatérale avec le conflit en Irak.

Les outils de la politique, de la diplomatie, du dialogue semblent impuissants face à un état de guerre permanent, qui se profile de plus en plus comme un événement « normal », avec lequel nous sommes destinés à vivre longtemps.

Cette constatation est le point de départ que Mario Pirani emprunte pour proposer une relecture des conflits de ces dernières années, mettant l’accent sur le débat apparu en Italie sur les thèmes de la paix, de la guerre, du terrorisme, de l’antisémitisme, de la mondialisation. La première guerre du Golfe, le long conflit israélo-palestinien irrésolu, la guerre au Kosovo et celle en Irak constituent non seulement l’occasion pour réfléchir sur les contradictions de la gauche italienne en ce qui concerne la politique étrangère, sur le mouvement pacifiste et anti-mondialisation, sur les événements tourmentés au Moyen-orient, sur le rôle de l’Union européenne dans les nouveaux équilibres internationaux et sur le courant néo-conservateur aux Etats-Unis, mais aussi pour dialoguer ou polémiquer avec des signatures connues de la culture et du journalisme de notre pays, de Pietro Ingrao à Sergio Romano, d’Adriano Sofri à Barbara Spinelli.

Une idée raisonnée et récurrente semble unir la complexité des arguments qui s’affrontent et des points de vue rapportés dans ces pages : la conscience que nous nous trouvons dans un choc des civilisations et que, peut-être, la troisième guerre mondiale a déjà éclaté.

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